A partir de 1929, la situation générale de l'Allemagne connaît un profond changement à la suite du krach boursier américain. La crise économique qui frappe le pays se manifeste par une hausse importante du chômage. Elle entraîne également un processus de radicalisation politique qui se traduit au quotidien par la montée de la violence politique, surtout entre communistes et nazis. L'un des enjeux majeurs de cette lutte est le contrôle de la capitale du Reich, Berlin. Pour les communistes, la ville rouge, est un bastion qui doit faire rayonner le communisme sur toute l'Allemagne. Pour les nationaux-socialistes, dont le mouvement est alors essentiellement bavarois, s'imposer à Berlin est indispensable pour apparaître comme une véritable force nationale.
Berlin devient un champ de bataille entre deux mouvements pour qui l'usage de la force est jugé comme légitime dans le cadre de la compétition politique. Cette guerre de rue dure jusqu'en 1933 et le moment où les nazis s'emparent du pouvoir pour utiliser la violence d'État afin d'écraser impitoyablement leurs adversaires.
Il ne s'agit pas ici de faire le récit de quelques rixes mais de montrer les phases d'un conflit urbain de basse intensité. De mai 1930 à novembre 1931 ce ne sont pas moins de 31 personnes qui trouvent la mort dans des combats de rue à Berlin. Le nombre des blessés est infiniment plus élevé et cela dans la capitale d'une démocratie parlementaire en temps de paix.
Les nazis s'implantent à Berlin.
Le 7 novembre 1926, un homme de 29 ans descend du train à la gare de Berlin-Anhalter avec pour mission de conquérir Berlin. Il s'agit de Joseph Goebbels qui vient d’être nommé Gauleiter, c'est à dire chef régional, du Parti nazi à Berlin. La mission qui lui est confiée semble à priori difficile voire même impossible.
Quand Goebbels arrive à Berlin, le Parti nazi ne compte que 49 000 membres dans toute l'Allemagne et seulement une centaine dans la capitale du Reich. L'organisation nazie dans la ville est inexistante. Le siège du mouvement se trouve dans une cave sombre et enfumée de la Potsdamerstrasse. Avant la fin de l'année Goebbels loue un nouveau local plus présentable sur la Lützowstrasse et expulse les bons à rien et les fauteurs de troubles pour mobiliser le reste des militants. Moins d'une semaine après son arrivée, il organise une marche dans le quartier ouvrier de Neukölln, bastion communiste, qui dégénère rapidement en bagarres de rue.
Dans les années 1920, Berlin est selon les mots mêmes de Goebbels, « la ville plus rouge d'Europe en dehors de Moscou ». Les partis marxistes, c'est à dire le Parti social-démocrate (SPD) et le Parti communiste (KPD) remportent plus de 52% des suffrages aux élections municipales de 1925. La tache que se fixe le nouveau Gauleiter de Berlin est à la fois simple et improbable: ravir la suprématie sur la capitale par le biais d'une attaque frontale contre ses principaux opposants, les communistes et les sociaux-démocrates.
Pour symboliser cette ligne Goebbels organise une réunion à la Pharussäle, une salle de meeting dans le quartier ouvrier de Wedding et souvent utilisée par le Parti communiste. Cette intrusion dans un fief rouge est bien entendue considérée comme une provocation et la réunion qui se tient le 11 février 1927 se transforme en affrontement violent où les verres de bières et les chaises servent de projectiles. Mais Goebbels marque des points puisque les quelque 200 communistes présents ont été chassés de la salle.
L'instrument de la stratégie nazie à Berlin est la SA (Sturm Abteilung) et ses chemises brunes. La SA est née en 1921 en Bavière et pendant longtemps elle reste une organisation essentiellement régionale, principalement en Bavière. A Berlin, elle est issue des restes du corps-franc Rossbach et ne fait sa vraie apparition qu'au printemps 1926 avec moins de 200 membres sous la direction de Kurt Daluege. Recrutés principalement parmi les chômeurs, les apprentis et les employés, les SA sont des « soldats politiques » dont la tache essentielle réside dans la conquête de la rue. Il s'agit d'attiser les tensions dans la capitale jusqu'au point de rupture.
Goebbels prend aussi pour cible les autorités sociales-démocrates de la ville, notamment le chef adjoint de la police Bernhard Weiss qui devient la cible principale d'une campagne antisémite. Goebbels l'affuble du sobriquet d'Isidore et ne rate aucune occasion de tourner les policiers en ridicule. Les SA prennent également plaisir à défiler en chantant des chansons satiriques ou ordurières sur Isidore. Cette impertinence s'accompagne aussi de chahut. Ainsi lors de la projection le 5 décembre 1930 du film pacifiste « A l'ouest rien de nouveau », les SA lâchent des souris dans la salle du cinéma Mozart qui font hurler les femmes présentes et nécessitent l'interruption de la projection. Mais l'essentiel de l'activité de la SA reste la bataille de rue, là où se forge un sentiment d'unité et de camaraderie.
Cinq jours après que Hitler ait tenu son premier discours à Berlin le 1er mai 1927, la police fait interdire le parti nazi dans la capitale. C'est à ce moment que Goebbels fait la preuve de son génie dans cette guerre civile insidieuse qui mine la République de Weimar. Pour cela il s'inspire des mémoires d'un des fondateurs du Parti social-démocrate, August Bebel, dont le parti a dû affronter les affres de l'illégalité après l'adoption par Bismarck des lois anti-socialistes dans les années 1880. Les nazis créent alors différents groupes et associations: équipes de bowlings, cercles d'épargnants ou encore clubs de natation pour continuer à se réunir. Goebbels lance aussi en juillet 1927 le journal Der Angriff (L'Attaque) pour disposer d'un moyen de propagande supplémentaire à Berlin.
Les succès sont d'abord modestes. Lors des élections législatives de mai 1928, seul 1,6% de Berlinois donnent leurs voix aux candidats nazis. Mais la campagne électorale permet de lever provisoirement l'interdiction du NSDAP à Berlin et autorise ainsi Goebbels à faire partie des 12 élus nazis au Reichstag. Cette élection n’entraîne pas l'abandon de la stratégie d'opposition extraparlementaire menée jusque là, alors que les nazis continuent à créer des sections dans les quartiers et les entreprises. En 1928 un premier rassemblement au Sportspalast réunit plusieurs milliers d'auditeurs. En 1929, au moment des élections municipales, le NSDAP rassemble près de 6% de suffrages et envoie 13 représentants au parlement de la ville.
La riposte communiste.
A la fin des années 1920, les communistes sont les principaux adversaires des nazis dans la conquête de Berlin. Dirigés par Walter Ulbricht, le communisme berlinois contrôle les quartiers ouvriers de Neukölln ou Wedding et peut s'appuyer pour cela sur une organisation paramilitaire fondée en 1924, le Rot Frontkämpferbund.
Le RFB est officiellement une organisation d'anciens combattants mais elle est fondée en 1924 essentiellement pour regrouper les anciens des Centuries prolétariennes après l'échec de l'insurrection d'octobre 1923. Les militants, dont la moitié ne sont pas membres du KPD, portent l'uniforme, prêtent un serment de fidélité et défilent au pas en rang serré. L'organisation compte rapidement des dizaines de milliers de membres et se dote d'une branche jeune, le Rote Jungfront. Le destin du RFB se joue en 1929 avec le tournant « classe contre classe » initié par le Komintern. Ce dernier se traduit par la dénonciation de la social-démocratie qui devient dans le vocabulaire communiste le social-fascisme. Pour Moscou l'Allemagne entre dans une période d'intensification de la lutte de classe où l'adversaire le plus dangereux est le SPD, ultime défenseur du capitalisme. La confrontation est particulièrement rude à Berlin capitale du Land de Prusse, gouvernée par les sociaux-démocrates. Le 1er mai 1929, les combats entre manifestants communistes et policiers font 33 morts dans la capitale. Peu après les autorités interdisent le RFB mais ce dernier continue à exister de manière clandestine et sans uniforme.
Pendant que l'activisme communiste a pour cible principale la social-démocratie, la SA recrute discrètement dans les quartiers populaires grâce à une propagande qui insiste sur les éléments antibourgeois du programme nazi. L'organisation des chemises brunes se développe ainsi quasi-clandestinement entre mai 1927 et la fin de 1928 où elle entame la lutte pour les tavernes. Ces lieux sont d'une importance capitale dans la socialisation populaire. C'est en effet dans les tavernes que les ouvriers se retrouvent et surtout se politisent. Le 22 août 1929 deux tavernes communistes sont ainsi attaquées par le SA-Sturm n°5 que dirige le jeune Horst Wessel. Les attaques se multiplient en septembre puis les mois suivants. La tension monte progressivement à Berlin et les affrontements de rue prennent de l'ampleur pour connaître un pic en février 1930.
La direction du KPD ne commence à prendre au sérieux la menace fasciste à Berlin qu'en 1929 et cherche à adapter son organisation pour lutter contre les nazis. L'attitude des communistes envers la violence est alors équivoque. Ils ne condamnent pas son utilisation comme moyen politique mais cherchent à lui donner un caractère de masse afin de mobiliser l'ensemble du prolétariat dans des actions de grandes ampleurs contrôlées et maîtrisées par les cadres de la direction. Mais cette stratégie s'avère inefficace localement et elle laisse la place à une violence plus individuelle et diffuse qui repose sur l'existence de bandes réduites.
L'éparpillement de la violence communiste qui s'opère alors prend aussi sa source dans la crise économique. Si la violence de masse préconisée par la direction centrale communiste suppose de mobiliser les ouvriers rassemblés sur leurs lieux de travail, le développement du chômage transforme rapidement le KPD berlinois en un parti de sans-emplois. Le centre de gravité du Parti se déplace alors des usines aux quartiers ouvriers qui sont déjà la cible de l'activisme nazi. Dans ces quartiers, l'action de la SA tend à ébranler les fondements de la domination communiste et menace également la vie des militants. La violence prolétarienne devient l'apanage de bandes de jeunes chômeurs qui engagent une guerre des rues avec les nazis. Souvent d'initiatives locales, ces combats naissent parfois de manière spontanée sans le contrôle du parti qui ne peut alors ni désavouer, ni appuyer ces groupes. Mais cette lutte est vouée à l'échec en raison des conditions où elle est menée comme le montre l'affaire Wessel.