Christian Salmon, Le projet Blumkine, La Découverte, 2017.
Dans son dernier roman, Christian Salmon, conduit ses lecteurs sur les traces d’un personnage fascinant dont la vie, pleine d’ombres et de mystères, et la fin tragique symbolise les fulgurances et le destin de la Révolution russe. Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire soviétique ont croisé à un moment ou un autre, au détour d’une lecture, la figure de Iakov Blumkine. Si le personnage est bien réel, les traces qu’il a laissées sont si éparses et fragmentaires qu’il est souvent difficile de faire la part entre la réalité et le mythe parmi celles-ci. Christian Salmon, reprenant un projet abandonné pendant les années 1980, s’emploie néanmoins à reconstituer ce parcours et à combler ses trous biographiques.
Si les doutes entourent son lieu et sa date de naissance, le milieu dans lequel grandit Blumkine est celui du Yiddishland russe marquée par les discriminations antisémites et la pauvreté. A Odessa, le jeune Blumkine, spectateur de pogroms, se lance dans l’action révolutionnaire au sein des socialiste-révolutionnaires. C’est l’occasion pour l’auteur de fournir une description picaresque du monde juif d’Odessa à la veille de 1914 où se croisent idéalistes, génies de la littérature yiddish et bandits populaires. Un monde qui sera bouleversé par la Révolution russe puis disparaîtra dans l’horreur de la Shoah.
La Révolution de 1917 marque un tournant pour Blumkine. Il choisit alors les SR de gauche, les seuls alliés des bolcheviks, puis il s’engage dans la Tchéka sous les ordres de Dzerjinski, Félix de Fer. C’est en 1918 que Blumkine fait son apparition dans la grande histoire en assassinant l’ambassadeur d’Allemagne à Moscou pour protester contre la signature de la paix honteuse de Brest-Litovsk et dans l’espoir de déclencher une guerre révolutionnaire contre l’Empire de Guillaume II. Condamné à mort par les bolcheviks, Blumkine parcourt la Russie en guerre civile en essayant d’échapper à la fois aux Blancs et aux Rouges. Finalement, il fait allégeance aux bolcheviks qui lui pardonnent l’assassinat de l’ambassadeur allemand et le réintègrent au sein de la Tchéka. Policier, Blumkine participe à la Terreur rouge tout en fréquentant la bohème littéraire qui profite encore de la relative liberté d’expression que laisse la jeune Russie soviétique.
Blumkine est aussi un commis-voyageur de la Révolution mondiale comme le montre l’épisode de la République soviétique du Gilan cette tentative de bolcheviser une province du nord de l’Iran ou son passage par la Mongolie de Soukhe Bator. À la fin des années 1920, il se retrouve résident de la Guépéou à Istanbul, un poste clef puisque la métropole turque est à la fois un nid d’espions, un refuge pour les Russes blancs et une porte d’entrée vers le Proche-Orient. C’est dans cette ville qu’il retrouve Trotski dont il fut un proche lors de la guerre civile. L’espion soviétique renoue avec l’ancien chef de l’Armée rouge et accepte de servir de messager entre l’exilé et ses partisans en URSS. Il signe ainsi sa perte, puisque démasqué, il est exécuté en 1929 à Moscou par ses collègues du Guépéou.
À travers ce parcours foisonnant, Christian Salmon fait revivre l’atmosphère de la Russie révolutionnaire naissante entre idéalisme, répression, liberté artistique et mise au pas. Une situation qui n’est pas d’ailleurs sans rappeler celle de la Russie contemporaine. Il présente surtout un personnage au destin si extraordinaire qu’il peut sembler finalement être un personnage de fiction mais dont le parcours comme les origines rappellent étrangement ceux d’Ignace Reiss ou de Walter Krivitski.