L’Armée rouge bavaroise.
Sur la question militaire, le gouvernement de Toller n’a jamais réellement cherché à organiser une force armée bien que le 9 avril le Conseil central ait décidé de former une armée rouge. L’inactivité de l’USPD et des anarchistes dans ce domaine est l’objet de vives critiques de la part des communistes. Quand ces derniers prennent finalement le pouvoir, ils commencent donc à organiser des forces de sécurité, placées sous le commandement d’un jeune marin de 22 ans, Rudolf Egelhofer, arrivé à Munich avec une Division de matelot qui soutient depuis le début la révolution. Egelhofer originaire de Schwabing a servi durant la guerre comme matelot dans la Kriegsmarine. À la fin octobre 1918, il est l’un des meneurs de la révolte des marins de Kiel. Arrêté et condamné à mort, il n’est sauvé que par la victoire de la révolution de novembre. De retour en Bavière, il mobilise les soldats afin de soutenir la révolution.
La situation semble favorable pour créer rapidement une armée rouge puisque le pays compte de nombreux soldats démobilisés qui ne se sont pas encore réadaptés à la vie civile et forment un vivier de recrutement important aussi bien pour les mouvements nationalistes que révolutionnaires. Pourtant dans un premier temps les révolutionnaires bavarois se méfient de cette masse de démobilisés qui leur semblent politiquement peu sûre tandis que les communistes n’ont pas confiance dans le soutien des conseils de soldats. Anarchistes et communistes sont également plutôt favorables à la formation de détachements de gardes ouvriers, formés de prolétaires conscients, et destinés à être le socle de l’organisation de la défense du pouvoir soviétique. Mais cette solution montre rapidement ses limites, notamment sur le plan des effectifs. Egelhofer, responsable de la formation des troupes rouges, reconnaît également la nécessité de se doter d’une véritable structure militaire et de restaurer la traditionnelle discipline. Le choix entre une armée de milice et une armée traditionnelle, qui est l’objet de débats dans la Russie soviétique au début de 1918, se retrouve au moment où la Bavière soviétique est placée devant la nécessité de se doter d’un outil militaire.
Comme l’Armée rouge soviétique à ses débuts, son homonyme bavaroise est construite sur la base du volontariat. Si les démobilisés qui s’engagent ne font pas l’objet d’un contrôle particulier, les candidatures d’officiers sont quant à elles soumises à une inspection. Parmi les engagés se trouvent de nombreux soldats du régiment de la Garde et du premier régiment d’infanterie où sert d’ailleurs à ce moment-là le caporal Hitler. Mais l’essentiel des volontaires sont des soldats démobilisés au chômage alors que les ouvriers des grandes entreprises munichoises préfèrent rejoindre les rangs de la Garde rouge, la milice ouvrière, afin de ne pas perdre leur emploi. Ainsi l’armée rouge recrute surtout dans les secteurs les plus marginalisés de la population qui rejoignent ses rangs principalement pour les repas réguliers et la solde. Elle recrute également parmi les prisonniers de guerre de l’Entente présents en Bavière principalement des Italiens et des Russes. Les unités constituées par ces prisonniers se distinguent d’ailleurs par leur plus grande combativité et sont donc utilisées pour les opérations les plus importantes et difficiles. Rapidement l’armée rouge compte de 10 000 à 20 000 hommes équipés grâce aux stocks réquisitionnés dans les casernes.
La formation de l’armée rouge ne se fait pas non plus sans tension, notamment entre Egelhofer, le commandant de l’armée et Wilhelm Reichart le commissaire militaire de la République. Egelhofer, plus radical, souhaite en effet transformer l’armée en un outil offensif révolutionnaire tandis que Reichart est plus conservateur et espère attirer d’anciens officiers de l’armée impériale pour la construire et l’encadrer. Pour régler ce conflit, Egelhofer fait cerner le commissariat militaire par ses troupes. Il s’oppose à la présence de « spécialistes militaires » dans l’armée et refuse même que des socialistes, qu’il juge trop modéré, accèdent au commandement. Pour dénouer la crise, qui n’est pas sans rappeler celle que connaît le Parti bolchevik avec « l’opposition militaire, c’est le communiste Max Levien qui devient commissaire militaire.
La principale faiblesse de l’armée est son hétérogénéité. Si son épine dorsale est formée par des militants communistes, quelques prisonniers de guerre russes et des anciens du front, la majorité de la troupe est composée de jeunes marginaux de Munich désireux d’échapper au chômage et de s’assurer des conditions de vie plus supportable. Bien entendu, la combativité de ces volontaires attirés par la ration alimentaire est faible comme allait bientôt le montrer les combats pour la défense de la République. L’armée rouge souffre également de l’absence de chefs expérimentés. Que ce soit Egelohfer, Toller qui commande les troupes de Dachau ou son adjoint Gustav Klingelhöfer, aucun n’a jamais été officier. Seul Erich Wollenberg, le chef de l’état-major, a servi comme lieutenant dans l’armée impériale. Leur autorité sur la troupe est donc faible d’autant que les soldats n’hésitent pas à agir de leur propre initiative.
La chute de la République des Conseils.
À la mi-avril 1919, les adversaires de la République des Conseils se sont renforcés. Le premier ministre Hoffman a réussi à obtenir l’appui du ministre de la Guerre du Reich, le social-démocrate Gustav Noske, qui accepte l’envoi en Bavière d’unités régulières mais également de détachements de corps francs, c’est-à-dire des milices paramilitaires, l’ensemble représentant un total d’environ 35 000 hommes.
Face à la menace qui grandit, la Bavière rouge se mobilise. Tous les moyens de transport sont réquisitionnés, la levée en masse est proclamée et une zone de défense établie autour de Munich. Les bâtiments publics sont armés de mitrailleuses et de lance-mines et l’armée rouge mise sur le pied de guerre. Tandis que la Garde rouge reste à Munich pour maintenir l’ordre, les troupes quittent la ville sous les ordres de Toller et Egelhofer. Elles se rendent vers Freising et Dachau déjà occupés par les avant-gardes ennemies. Le 16 avril, les Rouges bombardent les positions contre-révolutionnaires qui ripostent. Sous les ordres de Toller, un bataillon de volontaires enfonce les lignes ennemies tandis que les ouvriers de Dachau se ruent sur les troupes d’Hoffmann qui sont désarmées et expulsées de la ville. Les 2 000 hommes de Toller occupent alors Dachau tandis que ce dernier fait libérer les prisonniers en espérant que, repentis, ils ne s’opposeront plus par les armes à la République des Conseils, une mansuétude dont ne feront pas preuve les corps francs victorieux.
La victoire à Dachau est célébrée comme un triomphe par les Rouges. C’est oublier que les forces gouvernementales se sont aventurées trop loin et trop vite, sous-estimant également la force véritable de l’armée rouge. Noske ordonne alors l’intervention de l’armée régulière. Berlin a longuement hésité avant d’envoyer l’armée en Bavière, craignant que l’arrivée de troupes venant de Prusse ne suscite l’hostilité de la population. Dorénavant, Noske décide de pacifier l’ensemble de l’Allemagne par les armes. Pour que l’attaque contre la République des Conseils n’apparaisse pas comme une agression extérieure, l’opération est confiée à des corps francs bavarois commandés par un natif du pays, Franz von Epp. Ce dernier est un soldat de métier qui a participé en Chine à la répression de la révolte des Boxers en 1900-1901. En 1904, il part dans la colonie du Sud-Ouest africain où il commande le 1er régiment d’infanterie de la Garde impériale qui prend part à la répression du soulèvement des Hereros. De retour en Allemagne, il sert dans l’armée bavaroise et durant la Première Guerre mondiale, il commande un régiment d’infanterie sur le front occidental, puis en Serbie avant de revenir en France participer à la bataille de Verdun. Au début de 1919, von Epp forme un corps-francs bavarois pour défendre les frontières orientales avant de s’installer au Wurtemberg pour préparer l’assaut contre la Bavière des Conseils.
Le 27 avril, partant d’Augsbourg, les forces gouvernementales atteignent le Lech et se déploie en demi-cercle à l’ouest de Munich. Des contingents se concentrent au même moment en Thuringe en bordure de la frontière sud de la Bavière qui est franchie le 28. Face au 30 000 combattants rassemblés par Noske, l’armée rouge bavaroise comprend théoriquement entre 50 000 à 60 000 hommes. Mais sur cet effectif, Egelhofer ne peut véritablement compter que sur 12 000 soldats éprouvés. Il établit une ceinture de défense autours de Munich qui s’appuie au nord sur Freising et Dachau, sur la Würm à l’ouest et sur Starnberg et Rosenheim au sud.
Le plan de Noske vise à encercler la capitale bavaroise et à resserrer peu à peu l’étau. Malgré la défense acharnée des Rouges, le 29 avril, les gouvernementaux prennent Freising, Erding, Wasserburg et Gars. Le même jour, Starnberg, défendue par 200 soldats rouges et 150 gardes rouges, est capturée après de violents combats par les militaires qui arrêtent 21 communistes, fusillés sur place. Le 30, les troupes de Noske sont à 15 km de Munich. Seule Dachau tient encore et riposte par un feu roulant. Mais bientôt, manquant de munitions, la ville est prise d’assaut par les corps-francs. Au soir du 30, les gouvernementaux sont aux portes de la capitale après avoir pris le contrôle du sud de la Bavière.
Les combats de rue pour la prise de Munich commencent le 1er mai. Pour conjurer l’inéluctable, les communistes organisent une terreur rouge et fusillent 10 otages dont des membres de la Société de Thulé ce qui n’empêche pas l’effondrement du pouvoir des Conseils. Des groupes d’anciens officiers et d’étudiants s’emparent de bâtiments publics alors que les soldats de Noske entrent dans la ville. Si le quartier des ministères est occupé sans combat, des affrontements sanglants se déroulent dans les quartiers nord et est. La bataille dure longtemps autour de la gare et du Palais de Justice. Le 2 mai, des combats sporadiques ont encore lieu et le quartier général des révolutionnaires est nettoyé aux lance-flammes. Le 3 mai, le dernier bastion des Rouges, Rosenheim, un nœud de communication important entre Munich, Salzbourg et Innsbruck,.est emporté par les troupes de Noske.
Le temps de la répression.
Les contre-révolutionnaires, afin de gagner le soutien de la population rurale, ont fait circuler l’idée que le pouvoir à Munich était détenu par des communistes russes et des Juifs. Cette rhétorique anticommuniste et antisémite est indissolublement liée aux actions de répression qui touchent la Bavière avec l’arrivée des corps francs. Ces derniers, qui comptent dans leurs rangs de nombreux militants et sympathisants de l’extrême-droite, sont les agents d’une répression particulièrement brutale qui fait environ 550 victimes, principalement des militants communistes mais également des « civils » surtout des Juifs. Ainsi le 2 mai 1919, les corps-francs arrêtent et assassinent sauvagement Landauer qui, s’il a joué un rôle important dans les premiers temps de la République des Conseils, s’est retiré de la politique avec la prise de pouvoir par les communistes.
La cruauté des corps-francs à Munich et en Bavière du Sud s’appuie également sur la fracture confessionnelle qui traverse le pays. La plupart des combattants des corps-francs sont en effet issus du nord de la Bavière majoritairement protestante. Ils traitent donc durement les catholiques, dont beaucoup ont soutenu la gauche. Ainsi, ce sont eux qui font irruption dans un café de Munich où se réunissent une trentaine de catholiques de la paroisse Saint-Joseph qui sont immédiatement fusillés. Environ 600 combattants rouges sont morts au combat et 400 en raison de la répression dont 55 prisonniers de guerre russes fusillés dans une gravière de Gräfelfing. Prés de 2 200 personnes sont arrêtés pour activité révolutionnaire. Il est possible que parmi eux se soit retrouvé Hitler, membre d’un conseil de soldats.
Leviné est quant à lui capturé, jugé et fusillé le 5 juillet 1919. Le 5 juin, Erich Mühsam est appréhendé et condamné à 15 ans de prison. Ernst Toller parvient à prendre la fuite et vit caché durant les semaines où la répression est la plus féroce. Lorsqu’il est finalement arrêté, en juin, il n’est condamné qu’à 5 ans de prison. Max Levien, le commissaire militaire de la République et l’un de ses principaux dirigeants réussit à fuir la Bavière.
Si Laudauer et Leviné trouvent la mort durant la répression qui suit la fin de la République des Conseils, le sort de leurs camarades n’en sera pas moins tragique. Mühsam profite d’une amnistie en 1924 pour retrouver la liberté et reprendre sa carrière d’écrivain. En 1933, il est arrêté par les nazis et se retrouve dans le camp de concentration de Sonnenbourg puis dans celui d’Oranienburg. Soumis à des mauvais traitements et à la torture, il est finalement assassiné le 10 juillet 1934. Ernst Toller parvient à échapper à la Gestapo et trouve refuge en Suisse, puis en France et en Grande-Bretagne avant d’arriver aux États-Unis. Il se montre particulièrement actif dans l’organisation de l’aide aux républicains espagnols. La victoire des nationalistes le plonge donc dans une profonde dépression et il se donne la mort à New-York le 22 mai 1939, le jour où les troupes de Franco défilent dans Madrid. Max Levien qui a fui la Bavière après la chute de la République des Conseils trouve refuge en URSS où il travaille au sein de l’Université de Moscou. Le 17 juin 1937, il est fusillé suite au verdict du collège militaire de la Cour suprême de l’URSS qui l’a reconnu coupable d’activités antisoviétiques.
Bibliographie :
Erich Mühsam, La République des conseils de Bavière, La Digitale-Spartacus, 1999.
Heinrich August Winkler, Histoire de l'Allemagne, XIXe-XXe siècle, Fayard, 2005.
Allan Mitchell, Revolution in Bavaria, 1918-1919: The Eisner Regime and the Soviet Republic. Princeton University Press, 1965.
Ralf Höller, Der Anfang, der ein Ende war. Die Revolution in Bayern 1918/19, Aufbau Taschenbuch, 1999.