Peu avant 11 heure du matin le 13 juin 1907 deux fourgons puissamment armés pénètrent sur la place d'Erevan à Tiflis, la capitale de la Géorgie alors province de l'Empire du Tsar de Russie. Les fonds de la Banque d'État se trouvent dans l'un des fourgons tandis que l'autre transporte des policiers et des soldats. Il y a également des cavaliers avec des armes chargées et prêtes à faire feu. La démonstration de force et les précautions prises n'ont rien d'exagérer puisqu'il s'agit de transporter plus d'un million de roubles dans les coffres de la banque.
Une telle somme ne passe pas inaperçue au sein de la pègre locale mais également aux yeux de certains militants révolutionnaires. Parmi ces dernier se trouve Joseph Djougachvili, qui porte alors le pseudonyme de Koba et moins souvent celui de Staline. Le jeune militant bolchevik, il a alors 28 ans, est devenue un spécialiste des expropriations. Ce terme est un euphémisme qui sert à désigner les attaques à main armée et les braquages qui servent à financer le mouvement. Le parti bolchevik a besoin en effet de beaucoup d'argent afin de financer les différents journaux de propagande mais surtout pour assurer la survie des militants en exil ou des clandestins à l'intérieur de la Russie. La conception léniniste d'un parti de révolutionnaires professionnels c'est à dire composé de militants qui se consacrent exclusivement à la politique nécessite des fonds importants pour subvenir aux besoins quotidiens de ces professionnels de la Révolution.
La question des expropriations est aussi un point de divergence important au sein du mouvement révolutionnaire russe puisque les mencheviks y sont opposés. Lors du congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie en juin 1907 à Londres ces derniers font d'ailleurs voter une résolution condamnant les expropriations et demandant la dissolution des groupes armés. Mais lors de ce même congrès, les dirigeants bolcheviks ont désigné un organe de direction secret, le centre bolchevik, dont font partie Lénine, Krassine et Bogdanov et qui a pour tâche de donner son accord aux expropriations projetées. Le parti bolchevik a en effet déjà prévu des expropriations dans différentes villes de Russie dont Tiflis.
En avril 1907 les chefs bolcheviks se réunissent à Berlin pour discuter de cette question. Lénine, Krassine, Bogdanov, Litvinov sont présents ainsi que Koba. Ce dernier reçoit alors pour mission, avec l'aide de Simon Ter-Petrossian, dit Kamo, d'organiser le vol des fonds de la banque de Tiflis.
En Géorgie, Koba organise l'attaque. Il établit d'abord pour cela des contacts avec des hommes installés dans la place. Il s'agit de Gigo Kasradze, un employé de la Banque d'État et de Voznesensky qui travaille au bureau bancaire postal. Ce dernier connait les dates, tenues secrètes, des transferts de fonds. Il informe ainsi Koba qu'un important transfert est prévu pour le 13 juin 1907.
Leonid Krassine quant à lui prépare les bombes pour l'attaque, bombes qui sont ensuite dissimulées dans un canapé. Cela n'est d'ailleurs pas sans danger puisque Kamo fait exploser accidentellement une bombe. Il est grièvement blessé à l'œil et doit rester coucher pendant un mois.
L'audace du projet nécessite une organisation parfaite et une équipe expérimentée. Koba qui n'est pas à sa première attaque à main armée peut s'appuyer sur une bande fiable pour l'aider. Au matin du 26 juin, une équipe d'une vingtaine de personnes se réunit pour finaliser le plan et recevoir les dernières consignes dans la taverne Tilipoutchouri. Ils attendent l'arrivée du convoi. Quand une jeune femme agite son journal, ils sortent de la taverne pour prendre la place qui leur a été assigné et, déguisés en paysans, ils jouent les badauds sur la place d'Erevan tandis que des guetteurs sont postés sur les toits et aux coins des rues pour surveiller l'arrivée du convoi. Kamo est quand à lui déguisé en officier et conduit un phaéton qui stationne près de la place d'Erevan.
Le convoi, qui vient du bureau de poste, se présente sur la place comme prévu. La diligence qui contient les fonds transporte aussi deux gardes armés, un caissier et un comptable. Derrière se trouve un phaéton rempli de policiers. Des cavaliers armés encadrent les deux véhicules qui entrent sur la place bondée de monde.
Un membre de la bande de Staline abaisse alors son journal et donne ainsi signal pour le début de l'attaque. Quelques secondes plus tard la place centrale est traversée par un éclair et le bruit de la dizaine de bombes que les hommes de Staline lancent. Le bruit est effroyable et se fait entendre dans toute la ville tandis que les vitres aux alentours sont brisées. Les chevaux qui tirent les fourgons ainsi que les policiers et les militaires chargés de leur protection sont déchiquetés. Les membres de la bande de Staline sortent leurs hommes et tirent sur les policiers présents sur la place qui devient en quelques secondes une scène de carnage.
Les hommes de Staline se précipitent alors sur le fourgon contenant l'argent. Mais l'un des chevaux, qui a été seulement blessé, se cabre et commence une folle cavalcade sur la place. Il prend de la vitesse et le risque existe que personne ne puisse le rattraper, donc que l'argent s'échappe. Un des voleurs, Kupriashvili, a alors la présence d'esprit de lancer une grenade sous le cheval. L'animal vole en éclat et le fourgon s'immobilise enfin.
Alors que la foule des passants ne comprend pas ce qui est en train de se passer et, prise de panique, se disperse dans tous les sens, Kamo débouche sur la place au volant de son phaéton. Chibriashvili s'empare de l'argent et jette les sacs dans le véhicule de Kamo qui s'éloigne ensuite à toute vitesse. Dans la précipitation, les voleurs laissent derrière eux prés de 20 000 roubles dont s'empare un des conducteurs de la diligence qui sera ensuite arrêté pour vol. Après avoir quitté la place, Kamo croise une voiture de police. Se faisant toujours passer pour un officier il les prévient qu'une attaque vient d'avoir lieu et dupe ainsi les policiers qui le laissent partir. Les voleurs se sont rapidement dispersé. Si l'attaque réussit, elle est d'une extrême violence. Selon certaines sources seules six personnes sont mortes et une quarantaine est blessée. D'autres affirment qu'il y eut une quarantaine de tués.
L'attaque du transport de fonds de Tiflis fait la une de tous les journaux dans le monde. Les autorités russes mobilisent l'armée, raflent des suspects, envoient sur place une équipe d'enquêteurs d'élite. Malgré cette mobilisation, les participants à l'attaque ne sont pas retrouvés car les témoignages recueillis sont confus et contradictoires.
Le butin pris est d'environ 340 000 roubles, l'équivalent actuel d'environ 3,5 millions d'euros. Mais si 90 000 roubles sont des petites coupures faciles à écouler, le reste de la somme se présente sous la forme de billets de 500 roubles dont les numéros de série sont connus par la police. L'argent est déposé chez des amis de Staline puis cousu dans un matelas pour pouvoir être déplacé facilement. Kamo parvient à en faire transporter une partie en Finlande où réside alors Lénine. Il se rend ensuite en France, en Belgique et en Bulgarie pour acheter des armes et des explosifs. La police tsariste est rapidement informée de ces achats. Elle demande alors aux autorités allemandes d'arrêter Kamo qui se trouve à Berlin. En apprenant cela, Lénine quitte précipitamment la Finlande pour se rendre en Suisse.
La police russe prévient également ses homologues européennes que les billets de 500 roubles volés portent des numéros précis. De nombreuses personnes sont alors arrêtées en essayant de changer ses billets à Stockholm, Munich ou Genève. C'est le cas de Maxim Litvinov à Paris qui a sur lui 12 billets de 500 roubles qu'il comptait échanger à Londres. Quelques billets sont néanmoins écoulés par Bogdanov aux États-Unis et par Krassine. Le reste de l'argent, rendu inutilisable par la surveillance policière, est brulé sur ordre de Lénine.
Le vol de Tiflis a des conséquences politiques moins connues. Les mencheviks sont ainsi furieux de voir que Lénine n'a pas respecté la décision du congrès de Londres. Plekhanov demande alors la rupture tandis que Martov assimile le centre bolchevik à un gang criminel. La méfiance envers les bolcheviks dépasse alors le cercle étroit des révolutionnaires russes et s'étend désormais à l'ensemble des partis socialistes européens rassemblés dans la IIe Internationale. En Géorgie, le carnage provoqué par l'attaque discrédite également les bolcheviks dont l'influence décroit rapidement. Lénine face à ces réactions prend alors ses distances avec Bogdanov, Krassine et Kamo. Surtout jamais il ne revendiquera la paternité du vol. Staline fera de même.
Le rôle de Staline dans l'attaque de Tiflis a longtemps été l'objet de débats. Selon Kamo il aurait pris une part active, regardant de loin le déroulement de l'opération. Selon d'autres sources il aurait attendu à la gare durant l'attaque. Sa belle-sœur affirme qu'il serait rentré le soir chez lui en se félicitant du succès de l'attaque. Pour Trotski il n'aurait fait que superviser l'opération de loin. Mais l'historien Miklos Kun, s'appuyant sur des archives, affirme que dès 1905 Staline prend part à l'élaboration des opérations d'expropriations et à ce titre il a organisé le vol de Tiflis. En tout cas il reste suffisamment à l'écart afin de ne pas être directement impliqué dans l'attaque.
Après son arrestation par la police allemande Kamo est extradé en Russie en 1909 où il est jugé pour le vol de Tiflis. Il est reconnu coupable mais, feignant la folie, il est interné dans un hôpital psychiatrique dont il parvient à s'évader en août 1911. Il est à nouveau arrêté en 1913 alors qu'il préparait une nouvelle expropriation à Tiflis. Il n'est libéré qu'en 1917 à la faveur de la Révolution de février 1917.
Après 1917, Litvinov devient diplomate et commissaire du peuple aux Affaires étrangères de 1930 à 1939. Leonid Krassine, après s'être séparé des bolcheviks en 1909, devient représentants commercial soviétique à Londres et commissaire du peuple au Commerce extérieur jusqu'à sa mort en 1926. Kamo travaille à la douane soviétique avant de mourir en 1922 renversé par un camion. Bogdanov, exclu en 1909, sera quant à lui le premier idéologue du Proletkult.
Staline aura un destin mondial. Il a montré à l'occasion du vol de Tiflis sa détermination, son sens de l'organisation, son mépris de la vie humaine. Il s'est surtout fait remarquer par Lénine qui n'oubliera pas, au moment de la Révolution de 1917, les qualités montrées par le jeune Géorgien dix ans plus tôt.
Sources :
Simon Sebag Montefiore, Le jeune Staline, Calmann-Lévy, 2008.
Adam B. Ulam, Staline, L'homme et son temps, tome 1 : La Montée, Calmann-Lévy-Gallimard, 1977.
Jacques Baynac, Kamo, l'homme de main de Lénine, Fayard, 1972.