Matthias Bouchenot, Tenir la rue. L'autodéfense socialiste, 1929-1938, Libertalia, 2014.
L'idée, développée par Serge Berstein dans les années 1980, que le combat entre fascistes et antifascistes dans la France des années 1930 fut avant tout un affrontement simulé apparaît de moins en moins pertinente, au mieux à nuancer comme le montre le livre de Matthias Bouchenot consacré à l'autodéfense socialiste. Si les groupes des Toujours prêts pour servir (les TPPS) ne sont pas inconnu, notamment grace aux livres de Jacques Kergoat, ils n'avaient jamais fait l'objet d'une étude particulière. C'est désormais chose faite avec cet ouvrage qui offre une étude des groupes de défenses de la SFIO dans la région parisienne dans les années 1930.
L'auteur rappelle d'emblée qu'avant 1914, la SFIO de Jaurès s'est dotée d'un service d'ordre, les hommes de confiance, chargé de protéger et de canaliser les manifestations dans le but d'éviter les violences. Mais en parallèle, l'aile gauche hervéiste développe des formations de Jeunes Gardes qui se montrent plus offensives, n'hésitant pas à affronter les groupements nationalistes, voire les forces de l'ordre. Ces différentes formations disparaissent, victimes de la guerre puis de la scission communiste en 1920. Si les socialistes sont, dans les années 1920, confrontés à la violence politique, notamment face aux nationalistes au Quartier latin, ils attendent la fin des années 1920, pour commencer à organiser des groupes de défenses. L'initiative en revient d'abord aux étudiants mais également à la SFIO qui doit alors faire face aux attaques des communistes qui, en pleine période classe contre classe, perturbent les meetings et manifestations « social-fascistes ».
La prise du pouvoir par Hitler en 1933 puis l'agitation des ligues nationalistes qui culmine le 6 février 1934 accélèrent la montée en puissance de cette autodéfense socialiste. Avec l'accord des dirigeants socialistes, elles se structurent peu à peu pour donner naissance aux TPPS, une organisation qui s’intègre aux différentes initiatives d'autodéfense prises par les formations qui s’agrègent autour du Front populaire. Principalement implanté en région parisienne, l'organisation des TPPS est prise en charge par l'aile gauche de la SFIO autour de Marceau Pivert et du groupe de la Gauche révolutionnaire. Pivert est le maître d’œuvre de cette autodéfense qu'il organise et qu'il théorise également. Les militants de sa tendance ainsi que des trotskistes forment les cadres des TPPS dans une fédération où la Gauche révolutionnaire domine.
A partir de 1935, la direction de la SFIO prend ses distances avec les TPPS. Si ces derniers peuvent apparaître comme les défenseurs des libertés républicaines face aux menaces fascistes, les succès du Front populaire, en confortant la stratégie électoraliste du parti socialiste, les marginalisent. Ils apparaissent alors, aussi bien aux yeux des dirigeants socialistes que des communistes ou des radicaux, comme une milice révolutionnaire qui met en danger l'alliance du Front populaire. Les TPPS cherchent alors à élargir leur audience en se tournant vers des groupes qui se trouvent en dehors du Front populaire que ce soit les trotskystes ou les anarchistes. Le divorce entre l'autodéfense socialiste et la coalition de Front populaire éclate lors de la fusillade de Clichy en 1937 avant que l'expulsion de Pivert de la SFIO l'année suivante mette fin à cette aventure trop méconnue.
En exploitant au mieux les rares archives concernant l'autodéfense socialiste, l'auteur en restitue les multiples facettes. Il en analyse ainsi l'organisation, le développement, les évolutions, la sociologie mais également les représentations et les cultures politiques qu'elle met en œuvre. Le phénomène est certes circonscrit et ne prend jamais une ampleur de masse, l'autodéfense socialiste ne peut donc servir à démontrer une quelconque « brutalisation » de la société française. Néanmoins le livre de Matthias Bouchenot révèle à la fois une certaine tentation de militariser la vie politique, signe de la profondeur de la crise des années 1930, mais surtout que le niveau de violence des affrontements politiques à cette période a largement été sous-estimé par la mémoire collective ou l'historiographie.